Autant le dire tout de suite, on aborde pas les six épisodes de Years and Years la fleur au fusil. On n’est pas ici pour se détendre ou s’évader, bien au contraire. Production conjointe de la BBC et de HBO, la série est diffusée sur BBC One depuis le 14 mai et sur HBO depuis le 24 juin. Prêt•e à vous prendre une bonne claque ?
Si le pitch de départ peut sembler assez banal (on suit pendant plus d’une décennie la vie des Lyons, une famille britannique ordinaire), il se révèle ô combien retors dans la subtilité de son développement. Russell T. Davies, producteur et scénariste, plonge ses protagonistes dans une sorte de dystopie ultraréaliste. Un genre qu’il connait pour l’avoir développé et mélangé à la science-fiction dans son plus gros ouvrage : la relecture moderne du Doctor Who. La force de la série est justement là, dans ce réalisme qui nous ramène à notre propre actualité. Tel un album de famille, elle suit, pas à pas, une grand-mère et ses petits-enfants pendant 15 ans. Un peu moins de deux décennies marquées par le Brexit, par une nouvelle crise bancaire et du logement, par la réélection de Trump, par une augmentation des problèmes liés au dérèglement climatique, par des soucis d’immigration, par l’uberisation à outrance et par l’arrivée au pouvoir au Royaume-Uni d’une populiste de la pire espèce. Tout ça sonne tellement vrai, tellement probable que l’angoisse de ce futur qui semble inéluctable est palpable.
Il suffit de quelques minutes au premier épisode pour donner le ton de ce qui va suivre. Et cela à travers une réflexion que se fait l’un des frères Lyons, tenant dans ses bras le bébé de sa soeur : « Avoir un enfant dans ce monde. Non, vraiment ? Ça allait encore avant 2008, à l’époque on se fichait de le politique. Le bon vieux temps ! Mais maintenant, tout me fait peur. Par où commencer ? Oublions le gouvernement. Les banques me terrifient, ou plutôt les sociétés, les marques, les entreprises qui nous traitent comme des algorithmes et qui polluent l’air. Et je ne parle même pas de Daesh ! Et maintenant les USA… J’aurais jamais cru en avoir peur. Toutes ces fake news, je ne sais plus où est la vérité. Dans quel monde on vit, franchement. S’il est aussi pourri maintenant, ça donnera quoi quand tu auras 30 ans ? » Vous vous dites que c’est le genre de raisonnement qu’il vous arrive de tenir ? Et bien, c’est la force du scénario de Years and Years, la puissance de l’identification qui nous pousse à nous dire qu’on l’a vécu ou qu’on pourrait le vivre.
Ici, la dystopie ne nous transporte pas vers un futur fantasmé comme dans La Servante écarlate, qui, à la lumière de ses nombreuses qualités et forces symboliques, reste de l’ordre de l’anticipation, de l’uchronie et donc apporte une distance que l’on pourrait qualifier de salutaire. Ici, on est dans le réalisme, à la frontière du reportage, comme si une caméra spatiotemporelle nous permettait de suivre une famille en temps réel dans le futur, celui de demain et après. On suit Stephen et Celeste, un couple de cadres dynamiques qui verront leur vie se disloquer à cause d’un cours de bourse instable et d’une ado complètement bouffée (au sens propre) par les technologies et les réseaux sociaux. On suit aussi Daniel, ingénieur affecté au relogement des demandeurs d’asile, qui finira par tomber amoureux de l’un d’eux. Et puis, il y a les soeurs : Edith, une activiste politique, et Rosie, qui élève seule ses enfants, clouée sur une chaise roulante par la maladie. Le tout chapeauté par une grand-mère, sorte de phare dans l’obscurité, qui guide le navire familial.
À côté de cela, on vit la montée politique d’une femme d’affaire populiste, Vivienne Rook (interprétée avec beaucoup de conviction par Emma Thompson), sorte de personnage hybride mélangeant Trump, Marine Le Pen et Theresa May. Figure médiatique qui divisera de l’intérieur le pays mais aussi une famille Lyons aux convictions politiques radicalement opposées. Si la série n’est pas exempte de défauts (quelques longueurs, quelques facilités scénaristiques), elle délivre un message certes connu mais suffisamment percutant pour nous pousser à réfléchir sur le futur qui pourrait nous attendre. À la fois boule de cristal et miroir déformant, elle n’en fait jamais trop et frappe toujours là où ça fait mal et, à l’instar de la vraie vie, n’épargne personne. En parlant de miroir, la série réussit à en faire oublier une autre. Avec un message plus limpide et percutant, elle prend le pas sur sa cousine, Black Mirror, qui avait fini par s’essouffler et se fourvoyer depuis quelques saisons.