Dimanche 14 avril 2019. Un froid presqu’hivernal souffle sur les serres du Botanique tandis qu’un public calme et posé, terminant son week-end en toute tranquillité et délicatesse, remplit petit à petit l’Orangerie.
Vingt heures tapantes, Jungstötter, jeune berlinois âgé de 28 ans monte sur scène et s’installe sobrement derrière son piano, avec comme seul et unique artifice un spot blanc qui l’illumine et semble former un halo protecteur autour de lui. Dès les premières notes, c’est une sensation de fragilité, de confidence et d’émotion profonde qui se dégage de sa voix chaude, parfois légèrement rauque, non sans rappeler celle d’Anthony and the Johnson. Fragilité aussi dans les silences qui se murmurent entre les notes. En fermant les yeux, on s’imagine devant la grande baie vitrée d’une maison sur les bords d’un lac, le soir, lorsque le soleil se couche et s’y reflète. Au bout d’une demi-heure, il quitte la scène en prenant le temps de remercier le public pour son attention, très plaisante. Un plaisir partagé au regard des longs applaudissements qui suivirent.
Durant le changement de plateau une certaine frénésie s’empare d’une partie du public qui, diplomatiquement mais avec fermeté, défend sa place et sa proximité avec la scène. Soap&Skin, Anja Plaschg de son vrai nom, est attendue de pied ferme. Après six ans d’absence, c’est avec un troisième album sorti à l’automne 2018 (From Gas To Solid / You Are My Friend) qu’elle pose son univers et ses nombreux instruments sur la scène de l’Orangerie, quasi complète. Elle est donc effectivement attendue avec impatience. Elle a aussi embarqué dans ses bagages deux violonistes, une contrebassiste/bassiste, une violoncelliste, un trompettiste, un tromboniste et un batteur/pianiste/sorcier/bidouilleur. Tout ce petit monde vient prendre place sur la scène, tout de noir vêtu. Seule Anja porte un t-shirt blanc.
Son arrivée est saluée par de longs et chaleureux applaudissements qui font naître un sourire rayonnant sur son visage. Elle se tient debout, au centre la scène, et semble presque gênée par cet accueil alors qu’il ne s’est encore rien passé. Elle se tourne ensuite vers ses musiciens et la première note de piano de This Day, titre d’ouverture de son album, se fait entendre. Les instruments viennent progressivement se greffer à l’ensemble et construire une ambiance qui invite au recueillement.
Le public ayant appuyé sur pause pour un instant, écoute avec attention la mélodie et les vibrations vocales qui s’écoulent telle une rivière tranquille. Anja alterne les morceaux chantés avec ceux où elle prend place derrière son piano, dont elle ne se tient jamais très loin. La première demi-heure du set se déroule dans cette énergie apaisante et chaleureuse, renforcée par une mise en lumière du même acabit. Rien ne semble pouvoir perturber cette atmosphère, même lorsque Anja s’emmêle un peu dans son pied de micro qui lui revient dans la figure, ce qui fait bien rire tout le monde, elle en premier. Elle prend le temps de remercier les spectateurs d’être présents ce soir, ce à quoi certains répondent et la remercient elle d’être venue à Bruxelles.
Puis vient sa reprise piano/violons en français de Voyage Voyage de Desireless qui figure sur son second album. Bien loin de la version originale de cet hymne des années 80, c’est là encore toute la fragilité de son art qui se révèle et son accent germanique en prime. Le tout devient carrément resplendissant lorsque son chant s’étire en écho, plaintif et mélancolique, tout au long de cette version slow tempo.
Changement de décor dans cette deuxième phase de concert plus en relief où le rythme et l’accompagnement musical se veulent plus soutenus, plus puissants, quelques larsens de guitares venant s’imbriquer dans l’ensemble. La voix gagne en intensité, les arrangements électro se font plus présents. Mentions particulières au joli et tournoyant Italy And (This Is) Water ainsi qu’à l’hypnotique Goodbye du producteur allemand Apparat, titre sur lequel Anja avait posé sa voix en 2011.
Vient ensuite le moment où le live bascule dans une ambiance bien plus sombre, inquiétante et habitée, avec la reprise de Me And The Devil de Robert Johnson. Anja ne se contente plus de chanter face au public, elle se met à danser comme possédée par un esprit, le diable… Sa danse et son chant sont l’expression corporelle plaintive de cette lutte. Les violons se font plus nerveux, plus sévères, la batterie plus forte et profonde. Les deux reprises qui suivent, une d’Omar Souleyman et une autre de Lana Del Rey sont carrément électro, parfois susurrées, parfois presque râpées dans le chant, avec une maîtrise évidente et toujours ce corps qui exprime ce sombre combat intérieur. Anja a pris, avec autorité, possession de la scène sur laquelle elle est maintenant seule. On est très loin de l’image fragile et souriante du début du concert. Une intense tempête maléfique s’abat sur l’Orangerie.
Et pourtant, le premier rappel consiste en une reprise (encore oui) très lumineuse de Pale Blue Eyes de The Velvet Underground. S’ensuit un second rappel qui ramène pour de bon le public vers la douceur, la fragilité et la lumière du début du concert, avec la cover de l’incontournable What A Wonderful World de Louis Armstrong. Le groupe vient saluer longuement l’assistance puis quitte la scène. Les lumières se rallument mais les spectateurs ne s’en vont pas et continuent à applaudir, et ce durant plusieurs minutes, eux aussi possédés par toutes les âmes errantes qui ont été convoquées ce soir. Le groupe revient alors pour un dernier salut. L’Orangerie peut retrouver sa quiétude nocturne, bercée ou hantée (au choix) par l’esprit de Soap&Skin, d’Anja et de ses multiples facettes.