Après plusieurs courts métrages remarqués, le réalisateur belgo-kurde Sahim Omar Kalifa se lance dans l’aventure du long métrage avec Zagros, dans lequel il s’intéresse au sort d’un berger kurde tiraillé entre les traditions et l’amour qu’il a pour sa femme, accusée d’adultère par la petite communauté patriarcale de leur village. Rencontre avec ce jeune cinéaste prometteur.
Dans Zagros, il est question d’un éventuel crime d’honneur. C’est une notion très importante dans votre film.
Le problème est présent partout dans le monde. Dans les pays islamiques du Moyen-Orient, on parle de crime d’honneur. En Europe, de crime passionnel. Ce sont différentes interprétations d’un même sujet. Pour moi, le film repose à la fois sur la lutte entre famille/traditions et celle entre jalousie/passion. Il n’y a pas que l’honneur qui entre en compte. Le personnage principal de Zagros est un berger ouvert d’esprit. Il a beaucoup de respect pour la gent féminine et est marié à une femme moderne.
C’est une véritable lutte entre l’amour, la modernité et les traditions…
Oui, c’est une histoire d’amour tragique. Cet homme est torturé entre les traditions et l’amour qu’il a pour sa femme. Il veut se libérer de cette pression qui l’étouffe, c’est pourquoi il doute énormément.
Est-ce qu’avec votre film vous souhaitez remettre en question la position/situation de la femme dans la société kurde ?
J’avais 11 ans lorsque j’ai vu pour la première fois des combattantes dans notre village qui était très conservateur. Pour moi, c’était un moment magique de voir ces femmes fortes au combat, alors que je n’avais vu que des femmes au foyer qui s’occupaient du linge, de la maison et des enfants. Elles sont arrivées avec des armes et un statut important. Elles ont encouragé celles de notre village à les rejoindre, à atteindre une plus haute place dans la société. Cela a beaucoup effrayé les gens du village car des traditions vieilles de centaines d’années sont très difficiles à changer. La question de la position de la femme kurde dans la société s’est posée au moment des attaques en Syrie. Les médias se sont intéressés à ces combattantes. Nous avions terminé le scénario de Zagros avant que la presse ne s’intéresse à elles. En réalisant ce film, mon but était de faire en sorte que l’on se pose la question de qui sont ces femmes et pourquoi elles sont là. Mais étant donné que les médias se sont penchés sur la question avant qu’il ne soit bouclé, il n’y avait plus besoin d’expliquer leur présence.
Il semble que votre film puisse être interprété de différentes manières selon le public auquel il s’adresse. À quel public avez vous pensé en réalisant Zagros ? Un public européen ou kurde ?
Il n’y a pas de cinéphiles au Kurdistan parce la culture du cinéma n’existe pas dans mon pays. Très peu de gens ont donc pu voir le film. De plus, ils ont plus facilement accès aux films hollywoodiens et commerciaux. Par exemple, lorsque Land of the Heroes, un de mes précédents courts métrages, a été présenté au Festival International du Film de Duhok, les commentaires du public étaient tout à fait absurdes : « Je n’ai pas vu le câble qui reliait la télé à l’écran, comment pouvait-elle fonctionner ? » ou encore « Comment l’électricité est-elle arrivée sur le plateau ? »… Ce n’était pas du tout des questions pertinentes. Quand on se focalise sur de tels détails, on perd l’essence de l’histoire et des personnages. En Europe, le public a un background cinématographique. Zagros a été présenté dans deux festivals et c’est à partir de se moment-là que des professionnels kurdes du cinéma s’y sont réellement intéressés. Mais, dans l’ensemble, les kurdes ne vont pas au cinéma. Au départ, je réalise donc plutôt mes films pour un public européen et international.
Opter pour un film de genre dramatique plutôt qu’une comédie est-il, selon vous, un moyen plus efficace de faire passer un message au public ?
Je m’intéresse beaucoup aux tragédies et aux drames. Cependant, il m’arrive de mettre de l’humour dans mes courts métrages, comme dans Bad Hunter, par exemple ! Mon intention n’est donc pas d’attirer le public avec des drames, mais d’être le plus réaliste possible. Je viens d’une région dans laquelle il se passe énormément de drames, chaque jour. En arrivant à Sint-Lucas en Belgique, mon but était de devenir photographe et non réalisateur. J’ai passé les tests d’entrée en étant très mal préparé. Les membres du jury m’ont clairement dit : « Tu ne peux pas devenir photographe, tu as beaucoup trop d’histoires à raconter. Ce serait donc plus intéressant pour toi de devenir réalisateur pour parler de ce qui se passe là d’où tu viens ». En tant que réalisateur, on doit prendre le temps d’aller vers les gens, d’être sociable. Parce que quand on rencontre l’autre en face à face, on peut par la suite raconter des choses plus crédibles.
Pensez-vous que votre approche du cinéma serait différente si vous aviez étudié ailleurs qu’en Belgique ?
J’en suis absolument certain ! Si j’avais terminé mes études au Kurdistan, par exemple, ce serait totalement différent comparé à Bruxelles. Spécialement à Sint-Lucas car nous avons de très bons professeurs. Au Kurdistan, il y a une école de cinéma, douze nouveaux réalisateurs y ont été diplômés mais aucun n’est devenu connu ou ne fait de bons films.
Quels sont les artistes belges qui vous inspirent ?
Jean-Claude Van Rijckeghem, avec qui j’ai co-écrit le scénario de Zagros, a une façon de raconter les histoires que j’aime beaucoup. J’ai lu le scénario de Moscou-Belgique et j’ai trouvé des similitudes avec ma façon de faire, je m’y suis intéressé et nous avons travaillé ensemble. Les frères Dardenne ont également une manière de filmer et de choisir des personnages que je trouve excellente, j’ai beaucoup de respect pour eux. Ce sont pour moi les meilleurs exemples du cinéma belge.
Le monde des images semble beaucoup vous importer. Quel photographe, peintre ou cinéaste recommanderiez-vous à un artiste novice ?
Je suis un grand fan d’Hitchcock. Tous les aspects de ses films sont soignés, son travail est complet. Réaliser un film est très complexe, il faut être attentif à la musique, à la manière de filmer, aux personnages, c’est un ensemble. Pour moi, Hitchcock est le meilleur en la matière car il prête attention à absolument tous les détails.
Avez-vous déjà un futur projet cinématographique sur le feu?
Oui, nous avons un nouveau projet avec Jean-Claude Van Rijckeghem et la maison de production A Private View. Nous sommes juste trop occupés pour y travailler pour le moment. J’aimerai également faire un long métrage basé sur mon précédent court métrage Baghdad Messi, avec un autre producteur. Nous commencerons le tournage l’année prochaine. Si nous avons assez d’argent (rires) ! Plusieurs projets de documentaires sont aussi en cours, dont un à propos de Molenbeek et son quotidien. Nous en avons tourné une partie l’année passée pour ACT TV mais il ne dure que 52 minutes et nous aimerions tourner des scènes supplémentaires pour en faire une longue version destinée à être diffusée dans les salles de cinéma.
Propos recueillis par Ariane Peltier
À lire : Zagros de Sahim Omar Kalifa