Samedi 26 avril avait lieu une soirée mémorable au Rockerill de Charleroi. L’invitation prometteuse lancée, entre autres, par Elzo Durt annonçait un line-up post-punk et techno-wave plutôt engageant. BeCult vous y replonge, sous la forme d’une mini-nouvelle, tout aussi atypique que l’énergie diabolique de ce lieu mythique.
Nadia fixait intensément ses propres grands yeux maquillés au travers de ce petit miroir de poche rouge offert par le stand Sida’sos, établi la journée même à Tour et Taxis. Un message déconcertant était apposé en noir sur la partie supérieure de celui-ci : « Regarde à l’intérieur à quoi ressemble une personne séropositive ». Elle tâcha de passer outre, le rangea dans son grand sac Boombox et, allègrement, décida qu’il était temps de prendre la route avec trois de ses amis.
Tous souhaitaient fuir un temps la nébuleuse hyper-citadine du plat pays. Avec Rox et Ju, elle embarqua dans la vieille R-21 cru 1993 de Caro qui, au volant, contemplait avec un certain pragmatisme mélancolique l’horizon irrégulier d’asphalte, encadré de ses murs sales saturés d’affichettes pré-électorales aux slogans solubles et interchangeables : « Alors on bouge ?! », « Protégez ceux que vous aimez! », « Rendez-nous notre argent! ». Elle soupira même, en longeant sur le ring l’imposante cheminée industrielle, vêtue de joviales et si cyniques led lumineuses.
Interrompant le hit communicatif de Insane in the Brain qui crachait des baffles du radio-cassettes sans âge, Diana, l’entité GPS anglophone qui les guidait, annonça de sa voix suave et métallique « You are close to your destination », aux abords du numéro 136 de la longue rue Providence. Un panorama industrialo-apocalyptique d’usines, de tuyaux aériens et de graffs environnants offrait l’écrin idéal de cette soirée tant attendue au Rockerill. Soirée à laquelle la petite bande de post baby-boomers sans patrimoine se rendait avec de festives convictions.
Ayant pris soin de vider de leur substance les Jupiler cinquante centilitres avant de passer l’entrée du site, tous s’accordaient à penser que le Chaos devenait génie en ces lieux. Les dernières vibrations liégeoises synth-punk du Prince Harry, émanant de la salle du fond, firent vibrer une bouteille en verre de Blanche de Charleroi, échouée sur une table, qui dans le passé officiait utilement comme dérouleuse de câbles. Le crépitement des flammes des forges se reflétait au travers des sérigraphies psychédéliques de l’incontournable Elzo Durt, souvent estampillées Teenage Menopause Records, trônant en masse le long des murs de la ferronnerie en ébullition sociale. A côté de celles-ci, un Warhol local des temps révolus s’activait à l’élaboration répétée en sérigraphie de fringues caustiquement siglées : « Charleroi Adventure ».
Après quelques discutions éparses, amoindries par les résonances du DJ set de The Dukebox Stuntmen, Rox et Caro mitraillèrent de leur reflex les pédales de distos malmenées par une paire de vieilles Converses du one-man band le plus distro-grunge de la comète Born Bad : Jessica 93. Passée cette lancinante épopée auditive, Caro partit fumer une clope en solitaire, tout en sacrifiant la dernière Jupiler, à l’abris du reste du monde, dans l’habitacle réconfortant de sa caisse. Elle évitait de songer au foutu futur grâce à la contemplation quasi-autiste d’un Rummikub en désordre délaissé sur le tableau de bord.
A son retour dans l’antre infernale, elle entrevit Nadia et Ju qui, comme elle, se hissait au plus près de la grande scène. Les cinq membres de JC Satan commençaient à accrocher l’usine d’un sourd son garage, au relents gutturaux féminins, biberonnés au Jack Daniels. L’ambiance se fit magnétique, il devint difficile de s’en défaire. Pourtant, ils ne se doutaient pas encore que l’intensité électrique de la soirée n’allait évoluer que crescendo.
Le relais de la confusion des sens fut ensuite confié à DJ Putacier et à son amour de l’atmosphère EBM, puis ce fut au tour de l’ami Raoul, aka Singularity. La salle semblait enfin peu à peu se diriger lentement vers un certain point d’orgue, communiant sciemment en tapant du pied sur les lattes de bois tremblantes posées au sol. Les beats groovy se faisaient incontestablement incandescents et ascendants, de telle manière que lorsque le si implacable et attendu The Horrorist débarqua sur scène, le public (X ou Y, qu’importe au final) fleurait la cuisson à point pour vibrer d’un même écho son festif spleen inter-générationnel avec cet effroyable satire aux manettes.
Devant les imageries décadentes eighties projetées derrière Oliver Chelser, Caro se remémora certains passages de Less Than Zero puis de Zombies, de ce tendre Bret : « Je te dis que je ne veux pas que ce clip ait de sens. Il n’a pas besoin d’avoir de sens (…) Tu veux que tous ces retardés… disons du Nebraska regardent ton clip sur MTV la gueule ouverte sans comprendre que c’est une grosse blague?! » Ce saint set fleurait le chlore d’une piscine de Palm Springs, dont l’eau serait aussi glaciale qu’un tintement des structures métalliques du Berghain. Nadia sondait la savante répulsion-attraction que suscitait cette sinistre mise en scène, tout en souriant à Rox, qui shootait à tout va de son Canon Eos.
La notion du temps se floutait de mal en pis. Légèrement groggy après ce climax intense, la clique se posa nonchalamment un temps près de l’âtre, se nappant de dilettantes conversations, notamment au sujet des photos en noir et blanc de Bruce Gilden ou de la bagnole aux lance-flammes dans le film Bellflower. La fatigue commençait à envahir leur corps, jusqu’à la macabre intro du morceau Doll’s Polyphony, issu de la B.O. de Akira. Il s’agissait également de celle du set de la froide techno noisy de Minimum Syndicat. Cette accroche envoûtante fit l’effet d’un coup de fouet sur Caro. Il lui fut difficile d’en décrocher ensuite pour accompagner Nadia à la voiture qui, elle, se cala dans les limbes moelleuses d’un duvet Quechua.
Un incontestable stade de non-retour les guettaient à l’arrivée aux platines de Elzo, sans pitié aucune dans ses enchaînements pour les derniers et encore nombreux trublions abîmés. Les tympans subissaient avec complaisance les beats violents et saccadés qui pulsaient comme le rythme d’un coeur d’athlète en plein marathon de New York. Ju, Rox et Caro finirent par abdiquer. Il sortirent discrètement par la petite porte, aveuglés par l’aube déjà allègrement déployée. Ils s’exercèrent, non sans difficulté, sur l’art et la manière de poser en photo sans avoir l’air stupide, du haut du quai de l’arrêt Providence : « Prends l’air pensif et extatique… Heu non, déconcerté et unanime ».
C’est au centre de Charleroi, devant un parterre de nains de jardins, sous les sonorités des meilleurs tubes de Patrick Sébastien imposés par un vaillant maraicher que Ju jeta un regard amusé à Nadia, qui, partiellement démaquillée, encore embrumée d’un sommeil paradoxal, semblait incarner l’innocente nymphe du morceau One Night in New York City. Caro retrouva, au même moment, le sticker offert par The Horrorist, quelques heures auparavant et le tendit à Rox. Sur celui-ci, il était inscrit d’une typo massive : « I Know Your Pain ». A cet instant, tout sembla presque parfait.
Carolyne Missdigriz
Nouvelle inspirée du roman Generation X de Douglas Coupland