Depuis plus de dix ans, le Montréalais Eric Quach (Thisquietarmy) nous régale d’un nectar drone dont il a le secret. Telle une abeille travailleuse, il endosse une multitude de rôles pour mener à bien son projet artistique. Début octobre, il était de passage en Belgique dans le cadre de sa 24e tournée européenne. Rencontre avec cet artiste hyper productif de la scène expérimentale québécoise.
Depuis quand fais-tu de la musique ?
J’ai commencé la musique tard dans ma vie, quand j’étais étudiant en génie mécanique. À l’époque, je faisais plutôt du dessin et de la peinture abstraite. J’ai commencé à jouer des covers de Radiohead pour apprendre la guitare acoustique (dans le morceau Karma Police, on retrouve quasi tous les accords de guitare). Puis, vers le début des années 2000, je suis passé à la guitare électrique.
Pour moi, la musique était un autre moyen d’expression. En peinture, on peint sur une toile vierge. En musique, on peint sur le silence. À la fin des années 90, j’ai découvert la scène locale, expérimentale, et des groupes comme Godspeed You! Black Emperor, Fly Pan Am, Shalabi Effect, ainsi que les labels Constellation et Alien8. J’allais aussi à beaucoup de concerts bruitistes et ambient dans des petits lieux. Ça m’a permis de réaliser qu’il y avait moyen de faire de la musique de manière introspective, que la musique ne se limitait pas aux groupes de rock ou commerciaux. Je me suis également intéressé aux groupes qui créaient des textures sonores, et notamment à la scène shoegaze (Slowdive, My Bloody Valentine, Ride).
Mon but était de transformer le son de la guitare pour la faire sonner comme un synthé ou d’autres instruments synthétiques. C’est à ce moment-là que j’ai acheté mes premières pédales d’effet et que j’ai commencé à explorer les différentes combinaisons de sons et textures qui me faisaient vibrer. Je suis donc autodidacte et j’ai développé ma propre manière de jouer de mon instrument mais je suis capable de m’intégrer à un groupe de musiciens en réagissant, à l’oreille, à ce qu’ils font.
En 2002, en parallèle à mon premier emploi, j’ai formé un groupe avec des musiciens au background dark/gothique. À l’époque, on débutait la musique, aucun des membres n’avait joué dans un groupe qui composait ses propres morceaux. On s’appelait Destroyalldreamers et on a joué ensemble jusqu’en 2007. On a sorti un premier album en 2004, via le label Where Are My Records, sur lequel on retrouvait une majorité de mes compositions. On a eu la chance qu’il soit distribué dans le monde entier, le distributeur américain Tonevendor l’avait même qualifié d’album shoegaze de l’année. Ensuite, on a évolué dans notre manière de composer qui est devenue plus collaborative mais aussi beaucoup plus lente et entravante car il fallait s’organiser, prévoir, discuter, retravailler les morceaux et répéter de façon exténuante, alors qu’en solo c’est plutôt instinctif et ça demande moins de réflexion. Dans un sens, c’est de l’expression pure. Je continuais à contribuer au groupe de façon consistante mais je gardais beaucoup d’idées qui ne collaient pas de côté. Après la sortie de notre premier album, en décembre 2004, j’ai enregistré mon premier EP en tant que Thisquietarmy, mais il n’est sorti qu’un an plus tard, sur mon propre label de CD-R. À l’arrêt de mon groupe, je me suis concentré sur mon label et ma carrière solo. J’ai sorti mes deux premiers albums en 2008, sur les labels Foreshadow Productions (Pologne) et Elevation Recordings (États-Unis).
Tu as bossé pendant dix ans dans le domaine scientifique. Qu’est-ce qui t’a poussé à quitter un emploi stable pour te lancer dans la musique à temps plein ?
La musique était une échappatoire à mon travail. J’avais besoin de développer ma part créative donc j’enregistrais tous les soirs en rentrant du boulot. Après sept ans passés à combiner mon travail et ma passion, la musique a commencé à prendre plus de place dans ma vie. Il y a eu une première vague de licenciements dans l’entreprise où je travaillais en 2009, au même moment où j’avais prévu de prendre des vacances pour partir en tournée en Europe pendant trois semaines avec Nadja. C’est là que j’ai ouvert les yeux : ça prenait bien et je m’étais fait pas mal de contacts, dont Jérôme, du feu label français Basses Fréquences, qui a sorti mon 3e album en 2010.
À ce moment-là, je n’étais plus du tout intéressé par le domaine du génie mécanique, ni par le boulot. J’avais de l’argent de côté et un appartement à moi donc j’ai décidé de prendre une année sabbatique. L’année d’après j’ai repris une formation dans un autre domaine mais je me suis vite lassé, donc je me suis lancé à 100% dans la musique. C’est à cette époque que j’ai enregistré 3-4 albums en même temps et que j’ai commencé à travailler avec des labels comme Consouling Sounds, Aurora Borealis et Denovali Records. Ce sont eux qui ont sorti mes albums en CD et en vinyle de 2011 à 2013, période pendant laquelle j’ai tourné à cinq reprises en Europe. Depuis, je tourne deux fois par an en Europe mais également en Asie, et en Amérique du Nord et du Sud.
As-tu toujours tout fait seul ou as-tu déjà eu recours aux services d’un manager, d’un booker, etc. ?
J’ai toujours tout géré seul mais j’ai déjà été approché par des bookers. Souvent, je leur donnais comme challenge de me booker dans des festivals de renom. En effet, certains ne veulent pas traiter directement avec les artistes. Ceux qui y sont arrivés n’ont jamais réussi à me booker une tournée entière. En gros, ils ne m’offraient pas vraiment ce que j’étais capable de faire moi-même.
Comme j’organise mes tournées de A à Z et que je suis seul sur la route, il m’arrive souvent d’accepter des petits plans dépannage pour compléter ma tournée ou pour que l’itinéraire ait du sens, logistiquement parlant. En général, les bookers cherchent des dates qui leur rapportent une bonne commission. Donc, souvent, ils te bookent des grosses dates assez éparpillées et après tu dois te débrouiller. Donc autant faire tout moi-même.
C’est une forme de liberté de pouvoir gérer tout seul, sans avoir de patron ou quelqu’un qui te dit quoi faire et comment faire. Quand tu bosses pour un patron, comme dans mon ancien boulot, le fruit de tes efforts ne te revient pas directement. Et ça me permet aussi de comprendre les rouages de l’industrie musicale, de parler directement avec les organisateurs, mes hôtes, mes pairs, plutôt que de passer par quelqu’un d’autre.
Quels rôles endosses-tu en plus de celui de musicien ?
J’ai mon propre label sur lequel j’ai sorti d’autres artistes au début de sa création. Lorsque j’ai commencé à tourner plusieurs fois par an, je n’ai plus eu de temps à consacrer à d’autres artistes. Ce label n’est donc a priori destiné qu’à mes propres sorties, comme mon livre, Conqueror, ou des co-productions. J’ai notamment travaillé avec Consouling Sounds pour Anthems For Catharsis et avec le label allemand Midira pour la réédition de Unconquered. Je suis aussi mon propre booker, manager, promoteur, graphiste, ingénieur du son, chauffeur, merchandiser, distributeur de commande, comptable, …
Qu’est-ce que le Covid a changé dans ta vie d’artiste ?
C’est comme s’il y avait eu un gros reset. Tout s’est écroulé : les petites salles, les petites agences de booking. Surtout dans la scène DIY. Il ne reste que les grosses orgas et les institutions financées, qui ne parlent qu’aux bookers évidemment. Comme toujours, l’argent va aux gros groupes plutôt qu’aux petits.
J’ai donc dû faire un gros travail de mise à jour de mon fichier de contacts. Je constate aussi une baisse des ventes de disques sur cette tournée. Les gens ont moins de moyens et ont consommé beaucoup de streaming pendant la pandémie. Les disques sont aussi plus chers en raison de l’augmentation du coût de la vie. Et puis, il y a une offre démesurée de concerts puisqu’on a tous et toutes recommencé à tourner en même temps après les confinements successifs.
Par exemple, j’étais un peu déçu de voir qu’il n’y avait qu’une quarantaine de personnes présentes à Paris pour un plateau que je partageais avec Lacustre (Year Of No Light) et Shantidas (Aluk Todolo). Mais c’est logique dans un certain sens, vu l’offre actuelle. Il y a plein de concerts qui ont lieu en même temps et le public ne sait pas où donner de la tête, surtout dans les grandes villes. C’est pour ça que je me donne souvent une chance de jouer dans des petites villes où il y a moins d’événements. Dans ces cas-là, les gens sont généralement mieux au courant, plus curieux et plus motivés à sortir, même s’ils ne connaissent pas forcément les courants musicaux du moment, ou même ma musique.
C’est quoi le plus difficile quand on doit tout gérer tout seul ?
Le plus difficile c’est de trouver du temps pour faire de la musique, tout simplement. Par exemple, pour cette tournée de 30 dates, je n’ai quasi pas eu le temps de répéter ou de préparer un set. J’ai dû développer ça lors de mes premières dates et essayer des trucs en live, voir ce qui fonctionnait et ce qui fonctionnait moins, tout en adaptant le set aux différentes situations rencontrées (en première partie, en tant que tête d’affiche, dans des petites salles, dans des grandes salles, dans des galeries d’art, chez des particuliers, etc.).
Quels sont les aspects que tu aimes le plus dans ton métier ?
Ce que je préfère c’est rencontrer des gens, les rassembler, partager un moment, échanger, comprendre leur point de vue, leur faire découvrir quelque chose, etc. Et puis, c’est plus facile de nouer des liens avec des gens quand on est seul aussi, parce qu’on ne voyage pas avec un groupe ou un cercle d’amis fermé.
Dans quel pays as-tu le plus aimé jouer ?
Impossible de citer un pays en particulier mais c’est vrai que c’est plus facile quand tu joues dans un pays où on parle ta langue (ndlr : le français). Il y a plus d’interactions profondes avec les gens. Après, j’ai eu des super retours en Pologne et en République Tchèque, par exemple. Beaucoup de gens sont venus me voir pour me dire que je les avais fait pleurer, ou m’envoient des MP sur Instagram pour me remercier et partager leurs ressentis avec moi.
Dans quel pays as-tu le mieux mangé ?
On mange très bien en Italie mais il y a plein d’autres pays qui ont une tradition culinaire ancestrale en Europe, contrairement à l’Amérique du Nord. Ce que j’aime particulièrement c’est manger les produits à la source : une tomate n’aura jamais le même goût si tu la manges sur place que si elle est importée. C’est pour ça que je n’écris jamais mes préférences dans mon rider (ndlr : document reprenant les demandes des artistes). J’aime découvrir ce que les autres mangent ou boivent et comment ils vivent chez eux. Je ne comprends pas trop les gens qui sont à l’étranger mais qui veulent consommer ce qu’ils consomment chez eux.
Dans quel pays rêverais-tu de jouer ?
Dans tous les pays tant que c’est réaliste et financièrement faisable. Il y a encore beaucoup de pays dans lesquels je n’ai pas joué en Europe, comme la Finlande, la Géorgie ou la Roumanie. Puis d’autres où je ne suis plus allé depuis longtemps et dans lesquels j’aimerais retourner, comme la Grèce ou la Turquie.
Dans les grandes lignes, quels constats tires-tu de l’aventure humaine que tu vis depuis la parution de ton livre, Conqueror, qui revenait sur tes huit premières années de tournée ?
À Bayonne, mon ami Pollux me demandait si je trouvais que l’Europe avait changé. Dans un certain sens, oui. On s’éloigne des schémas traditionnels. Il y a, par exemple, beaucoup plus de microbrasseries qu’avant. Dans les bars, tu trouves beaucoup plus de bières différentes : vegan, sans gluten, sans alcool… tout est en train de devenir plus inclusif. Il y a un phénomène de globalisation culturelle et d’échanges : tu ouvres un frigo en France et tu y trouves toutes sortes de bières (IPA, bières belges, stout impériale, etc.) alors que c’est comme ça dans tous les frigos québécois depuis 20 ans.
C’est peut-être la génération Z, qui est beaucoup plus ouverte sur l’extérieur et les autres cultures, qui fait changer les choses. Bref, en Amérique du Nord, ça a toujours été comme ça. On n’a pas vraiment de traditions, on crée constamment du nouveau, on s’inspire de cultures différentes et on fusionne plein de choses ensemble donc on a toujours eu cette grande variété de choix. On dirait que l’Europe est en train d’évoluer dans ce sens. On se soucie moins des traditions et du passé qu’avant.
Tu as collaboré avec de nombreux artistes (YONL, Annie Lafleur, GY!BE, Away, etc.). Comment se mettent en place ces collaborations ?
Les rencontres se sont faites de façon organique. Ce sont en général les groupes qui m’approchent plutôt que l’inverse. Ma première collaboration a été avec Aidan Baker de Nadja, lorsqu’il vivait encore à Toronto. Mon premier groupe avait joué avec son groupe de l’époque, on a alors entrepris une collab qui est sortie sur mon label en 2006. On continue à bosser ensemble depuis via notre collectif berlinois, Hypnodrone Ensemble, qui existe depuis 2014.
En ce qui concerne Year Of No Light, j’ai rencontré Shiran quand il est venu jouer à Montréal avec le groupe Monarch avec qui j’ai également collaboré. Il a parlé de moi aux autres membres du groupe et Johan, qui est branché musique expé, me connaissait déjà, donc ils m’ont proposé d’enregistrer un split avec eux et m’ont invité sur quelques dates en 2012.
En 2011, Mathieu Vandekerckhove (Amenra) a ouvert pour moi à Gand avec son projet Syndrome. C’est à ce moment-là qu’il m’a proposé de collaborer. On s’est échangé des fichiers pendant deux ans pour que Consouling Sounds puisse sortir l’album The Lonely Mountain. On avait joué quelques fois ensemble, et je lui avais également proposé de collaborer en live, ce qui a donné naissance au 10″ Mukha, également sorti sur Consouling.
En 2016, j’ai aussi collaboré avec le batteur de Godspeed You! Black Emperor. J’avais souvent joué avec ses autres projets (Exhaust, Please Don’t Put Charles On The Money et 1-Speed Bike) donc il connaissait bien mon projet mais il n’aimait pas trop ma boîte à rythme, donc il a proposé de m’envoyer des pistes de batterie qui sont devenues des démos de morceaux qu’on a fini par jouer en vrai. Après quelques lives, on a décidé de collaborer sous le nom Some Became Hollow Tubes.
Avec Away, batteur de Voïvod, on s’est rencontrés lors de la Red Bull Music Academy en 2016 pour l’événement Drone Activity in Progress. Il faisait un set de drum solo et il m’a vu jouer sur l’autre scène. Par après, en 2018, on s’est retrouvés sur un autre festival où je jouais avant lui. Je lui ai proposé de mettre en place une transition collaborative, donc il est venu me rejoindre sur scène à la fin de mon set pour une improvisation. Il a tellement aimé l’expérience qu’il a proposé qu’on passe une journée en studio, ça s’est fait pendant l’hiver 2019 et tout le matériel qui est sorti en découle.
En ce qui concerne Annie Lafleur, la rencontre s’est faite via Phil Maggi et Tom Malmendier (ndlr : des musiciens liégeois). Annie a vécu à Liège pendant un an et aimait bien ce que je faisais. En 2018, elle m’a proposé de collaborer mais je n’étais pas disponible. Elle a donc demandé mon accord pour utiliser une de mes compositions comme fond sonore d’une lecture intégrale de son livre. Puis, quand j’ai eu du temps, on a bossé ensemble sur des performances dans des festivals de littérature.
C’est intéressant pour un musicien de collaborer avec des artistes d’autres disciplines, surtout que les cachets sont plus importants qu’en musique. Justement, j’ai rencontré une danseuse contemporaine à Gand et on va probablement travailler ensemble si elle arrive à trouver des financements pour son projet.
Tu as collaboré avec Away à plusieurs reprises. Ensemble, vous avez sorti The Singularity, Phase I et II et, le dernier album en date, Machine Consciousness, Phase III. Comment est née cette collaboration ? Combien d’albums avez-vous décidé de faire ensemble ? De qui sont les dessins qui illustrent l’album ?
On a décidé de passer une journée ensemble en studio. On a jammé pendant cinq heures, sans planification ni guidelines et demandé à l’ingé son de tout enregistrer. On n’avait aucune idée de ce qui allait en sortir. On s’est rendu compte à l’écoute qu’on avait beaucoup de matériel exploitable. Les Phases I et II n’ont demandé quasi aucun travail d’édition, de mixage. Pour la Phase III, il y a eu un peu plus de travail. Avec l’aide des musiciens de Thisquietarmy version full band, on a ajouté de la basse, du trombone, de la trompette, du synthé et de la guitare. C’est en quelques sortes la suite de l’album full band (The Body and the Earth) même si c’est aussi un album de Away bien sûr. Pour les Phases I et II, on a travaillé avec un label québécois qui est fan des dessins de Away et qui a souhaité les utiliser pour la cover. J’ai aussi apporté ma contribution artistique pour la Phase I, le dessin sur la flip cover est de moi. On retrouve aussi les dessins de Away à l’intérieur de la Phase III mais la cover, elle, est réalisée sur base de mes photos. On a encore du matos à l’heure actuelle mais on ne sait pas ce qu’on va en faire. Probablement un album de b-sides pour les fans. On aimerait retourner en studio pour enregistrer de nouveaux morceaux.
Une anecdote de tournée à nous raconter ?
En 2018, quand j’ai joué en Mongolie, le groupe qui a ouvert pour moi a joué des morceaux de Slowdive. C’était des jeunes, ils devaient avoir 19-20 ans. Ça m’a fait réaliser l’importance d’internet dans la diffusion de la musique. Fin 90, personne ne connaissait Slowdive, et encore moins en Mongolie. J’ai aussi réalisé qu’il y a des fans de musiques de niche dans le monde entier. Comme quoi la musique est vraiment universelle !