Les musiques actuelles étaient déjà sous-financées avant la crise, et avec l’arrivée de la pandémie, la situation précaire des artistes et des travailleur·euse·s du secteur n’a fait qu’empirer. Face à ce constat peu réjouissant, BeCult a souhaité prendre un peu de recul et tenter d’apporter quelques pistes de réflexion sur l’évolution du secteur des musiques actuelles en Belgique. Quel bilan tirer de cette année Covid que l’on soit musicien·ne, gérant·e d’une salle de concert, organisateur·rice de festival, bénévole ou technicien·ne ? Que retenir de positif dans tout ça ? Et à quoi ressemblera le monde de la musique live demain ? Autant de questions abordées dans ce dossier agrémenté de 12 interviews () à découvrir au fil de votre lecture.
Un an de Covid-19 : quel bilan ?
Mardi 17 mars 2020, le verdict tombe : la culture doit fermer ses portes. Depuis, peu d’acteurs du secteur ont à nouveau pu accueillir du public en leurs murs. Seuls les musées s’en sortent à peu près bien, malgré une forte baisse de fréquentation due aux restrictions et à l’absence de visiteurs étrangers. Alors, action après action, carte blanche après carte blanche, les acteurs culturels tentent, parfois désespérément, d’obtenir des perspectives d’avenir. Pas facile de se voir constamment considéré comme une partie « non essentielle » du paysage belge.
Il faudra attendre le mois de juin 2020 pour voir fleurir timidement quelques initiatives distanciées. Terrasses, parcs, bitume, la créativité n’a plus de limite pour continuer à vivre, reprendre un petit bol d’art… entre deux périodes d’arrêt. Samedi 20 février 2021: la corde se rompt sous le poids des restrictions. Plus de 500 actions sont mises en place dans le pays sous l’impulsion du mouvement Still Standing for Culture. Une initiative collective portée par des cinémas, théâtres, centres culturels, lieux pluridisciplinaires, festivals, salles de concert, centres d’expression et de créativité, maisons de jeunes, associations en Wallonie et à Bruxelles. Leur but ? Déconfiner la culture, créer à nouveau du sens, du débat et du lien social. À partir du 30 avril, plus de 80 lieux braveront l’interdiction et rouvriront leurs portes malgré le confinement culturel en vigueur jusqu’au 8 mai pour les activités extérieures et au mois de juin pour les événements indoor. Un seul mot d’ordre résonne : sortir de l’invisibilité et de l’isolement forcé qui ont des conséquences désastreuses.
En effet, les pertes pour le secteur culturel s’élèvent à plusieurs centaines de millions d’euros, 319 millions en 2020 pour être précis. Selon la Sabam, ce sont les festivals de musique, les organisateur·rice·s de soirées, le théâtre professionnel et les salles de concert qui subissent l’impact économique le plus sévère. Les répercussions financières et psychologiques de la crise sanitaire sur les artistes et les travailleur·euse·s de la culture sont énormes. Nombreux sont ceux et celles qui ont du mal à joindre les deux bouts, notamment les indépendant·e·s. On en veut pour preuve des initiatives comme Feed the Culture, qui en disent long sur les difficultés que traversent certaines personnes. Cette plateforme, créée par et pour des travailleur.euse·s de la culture, a pour but de fournir des colis alimentaires gratuits aux habitant·e·s de la région bruxelloise. Chaque semaine, des bénévoles se décarcassent pour rassembler des dons et des invendus et organiser une distribution le samedi matin à See U, dans l’ancienne caserne de gendarmerie de la commune d’Ixelles. Ce sont pas moins de 170 rations alimentaires qui sont ainsi distribuées hebdomadairement. Un projet, à l’origine militant, qui met le doigt sur le manque cruel de réaction et de soutien de la part du gouvernement aux artistes, technicien·ne·s du spectacle et au secteur événementiel.
Heureusement, même si tout le secteur est durement impacté par la crise sanitaire, certain·e·s arrivent à garder la tête hors de l’eau. En tant que co-organisateur du Micro Festival à Liège et programmateur pour le collectif JauneOrange, Yannick Grégoire (
Maxime (
Coralie (
Depuis l’arrêt des concerts, le portefeuille de Manon (
Malgré les difficultés liées à la crise sanitaire, le groupe Ultra Sunn (
Tout comme le groupe MMUURR (
Pour les Slovenians (
Musiques actuelles, le parent pauvre de la culture
Ce n’est pas nouveau, être musicien·ne en Belgique signifie maîtriser la débrouille : pour survivre en tant qu’artiste, il faut souvent jongler entre différents projets musicaux, peu ou pas rémunérés, et cumuler les petits boulots. Un constat qui contraste avec les revenus colossaux engendrés par l’industrie musicale, principalement captés par les intermédiaires, c’est-à-dire les maisons de disque et les diffuseurs, comme les plateformes de streaming.
Une observation encore plus parlante dans le secteur des musiques actuelles, véritable parent pauvre de la culture. Sur les 289 millions d’euros consacrés par la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) à la culture, seuls 4,5 millions sont attribués aux musiques actuelles, contre 33 millions pour la musique classique ou 40 millions pour le théâtre.
S’ajoute à cela le manque de soutien aux groupes émergents dans les médias et la propension du public belge, surtout en Belgique francophone, à ne pas écouter ses propres artistes, mais aussi les difficultés qu’éprouvent les groupes à se produire dans les différentes communautés linguistiques du pays et les cachets insuffisants qu’ils perçoivent : en moyenne 65 euros nets par prestation live par musicien·ne.
Sachant que, selon le FACIR, il faudrait débourser 14 900 euros pour la production d’un album sur un petit label pour des ventes estimées à 9 200 euros, la constat est clair : les musicien·ne·s sont fauché·e·s. Et avec l’arrivée de la pandémie et donc l’arrêt des concerts et des tournées, sources de revenus essentielles pour les artistes, leur situation socio-économique, déjà précaire, ne s’est pas améliorée.
L’union fait la force
Outre son lot d’aspects négatifs, la crise sanitaire a aussi servi de révélateur et d’accélérateur, notamment en ce qui concerne la fédération du secteur musical belge. En effet, contrairement à d’autres disciplines artistiques comme le théâtre, la musique – et particulièrement les musiques actuelles – était souvent écartée des discussions culturelles. La question était d’identifier la raison de cette différence de traitement. Rapidement, les acteurs du secteur ont mis le doigt sur le problème : le manque de structuration.
Du côté francophone, de nombreuses fédérations ont vu le jour au cours de l’année écoulée, telles que la Fédération des Festivals de Musique Wallonie-Bruxelles (FFMWB), la Fédération des Bookeurs et Manageurs Uni·e·s (FBMU) ou encore l’Union des Attaché·e·s de Presse Indépendant·e·s (UAPI). Six de ces fédérations étant elles-mêmes rassemblées sous la coupole du Comité de Concertation des métiers des Musiques Actuelles (CCMA), qui se veut un lieu d’échange informel et ouvert à tou·te·s permettant de dégager une position commune, plus crédible aux yeux du monde politique.
L’idée en créant toutes ces fédérations était bien entendu d’informer, mais surtout d’asseoir la place de la musique au sein du monde culturel et de mettre le focus sur la partie invisible du secteur : c’est-à-dire les petites structures, souvent composées de bénévoles et de travailleur·euse·s précarisé·e·s, ainsi que les indépendant·e·s. Quand on est organisé, comme une entreprise, on a plus de chance d’obtenir des aides structurelles. Quand on est un·e artiste ou un·e technicien·ne indépendant·e, c’est beaucoup plus compliqué.
Parmi les chantiers menés par le CCMA : des discussions avec la RTBF concernant des quotas de diffusion permettant d’offrir une visibilité à la création indépendante (#restart) et un travail autour du problème de reconnaissance des asbl par rapport à l’attribution d’aides Covid.
Du côté de la Fédération des Labels Indépendants Francophones (FLIF), on a lancé le SLIPP (Shop des Labels Indé Pendant la Pandémie), un catalogue regroupant les disques des différents labels membres dans lequel le public est amené à piocher 5, 10 ou 15 vinyles en fonction de l’abonnement souscrit. La FLIF milite également en faveur de la réduction de la TVA sur les disques, qui est toujours de 21% alors qu’elle n’est que de 6% sur les livres. Enfin, la question de la considération des musiques actuelles fait également partie de ses combats : pourquoi les librairies étaient-elles ouvertes pendant le premier confinement et pas les disquaires ?
Récemment, cinq grands festivals belges avaient, quant à eux, décidé de s’unir pour monter un dossier commun, le Moonshot Project, destiné à prouver aux autorités qu’ils étaient capables d’organiser leur festival respectif à pleine capacité, en suivant des protocoles sanitaires stricts pour assurer la sécurité de leurs festivaliers. Malgré leurs efforts, il semble malheureusement que le projet n’ait finalement pas abouti. François Custers (
Et puis, même si le gouvernement décide de déconfiner la culture, les lieux culturels ne pourront pas composer indéfiniment avec des jauges réduites, de la distanciation sociale, un public assis et surtout une interdiction d’ouvrir les bars tant ils sont des sources de revenus essentielles à l’équilibre budgétaire déjà très fragile des événements. De même, pour le CCMA et son porte-parole, il est essentiel de comprendre que beaucoup de lieux de concerts ne bénéficient pas des budgets et subsides leur permettant d’investir dans des outils aussi coûteux que des systèmes d’aération et de recyclage de l’air. Il faut aider les lieux à procéder à ces investissements si c’est bien dans cette direction que l’on va, ce qui reste toujours flou à l’heure actuelle.
De son côté, Didier Gosset (
Le livestream en question
Pour continuer à exister pendant le confinement, les artistes n’ont eu d’autre choix que d’investir la toile, notamment les réseaux sociaux, et de se tourner vers le livestream. Situation temporaire ou véritable évolution des moeurs ? Si le premier confinement nous a offert son lot de vidéos d’artistes se produisant au milieu de leur salon ou de DJ sets à domicile, le concept s’est peu à peu professionnalisé, jusqu’à devenir une solution sérieusement envisagée pour faire face à la fermeture des salles de concert. Une pratique qui pourrait même perdurer au-delà de leur réouverture.
Mais différentes questions se posent, notamment celle du budget et des compétences techniques que nécessite la réalisation d’un livestream professionnel, et surtout celle de sa monétisation. Même s’il existe des exceptions – comme ces deux concerts des super stars de la K-pop BTS, filmés à Séoul et diffusés en ultra haute définition, qui ont permis d’amasser quelque 44 millions de dollars – peu de personnes semblent prêtes à payer pour un show virtuel.
Beaucoup s’accordent également à dire que pour intéresser le public, la simple (re)diffusion d’un concert ne suffit pas, les contenus proposés doivent être originaux, léchés et pensés spécialement pour le livestream. Mais une fois de plus, tout cela a un coût. Le modèle économique n’est donc pas rentable, en particulier pour les artistes émergents. Une autre question se pose également pour les lieux subventionnés : Quid des aides pour ces concerts-là ? Les pouvoirs subsidiants vont-ils accepter de financer ce type d’activité ?
Et la rémunération des artistes dans tout ça ? Du côté de la Sabam, on avoue ne pas être équipé pour faire face à l’émergence du livestream et donc collecter efficacement les droits d’auteur liés à ce type de prestation. Même si depuis mars 2020, la société de gestion des droits d’auteur belge a fait du chemin en la matière. Elle a notamment passé des accords avec Facebook, YouTube et d’autres géants du web pour récupérer des droits lorsque des oeuvres sont diffusées via leur plateforme. Mais celles-ci se refusent actuellement à payer si les livestreams diffusés ne leur rapportent pas d’argent à elles aussi. Pour l’instant, la Sabam applique un tarif général de 132 euros qui permet au diffuseur de laisser la vidéo du live en ligne pendant un mois. En 2019, la société de gestion enregistrait 5 livestreams payants, contre 31 en 2020. On ne peut donc pas dire que la formule représente un marché important en ce moment, mais la situation va certainement évoluer. À terme, le livestream pourrait bien s’ajouter au panel de moyens dont disposent les artistes pour diffuser leur musique.
Quel avenir pour la musique live ?
Les professionnels du secteur sont quasi unanimes sur un point : les reports en cascade vont entraîner un embouteillage. Dans certains lieux, le programme 2021-2022 est en effet déjà presque complet. L’offre va donc être énorme et le public va devoir faire des choix. Certains artistes n’auront peut-être pas l’occasion de défendre les compositions qui ont vu le jour pendant la pandémie sur scène avant de nombreux mois, voire années.
Quid des musiques de niche face à cet embouteillage ? Pour Didier Gosset, les gros artistes vont certainement être privilégiés pour relancer la machine parce qu’ils ont plus de chance d’attirer du public. Du côté de Court-Circuit, on estime que les musiques de niche auront toujours leur place dans les lieux de niche… encore faut-il qu’ils existent toujours au sortir de la pandémie !
Vu les pertes conséquentes subies par le secteur, il faut également s’attendre à une hausse du prix du ticket de concert à la relance. On parle d’une augmentation de 2 ou 3 euros sur un ticket de 15-20 euros.
En 2020, diverses formules avec distanciation sociale ont vu le jour : des concerts drive-in en Allemagne, la fameuse prestation des Flaming Lips dans des bulles en plastique géantes, ou encore le Sam Fender Live en Angleterre. Toutes ces formes insolites de concert se feront peut-être plus courantes dans les mois, voire années, à venir si les protocoles sanitaires imposés au secteur de la musique live restent aussi stricts que ceux appliqués précédemment.
Et le livestream ? Pourrait-il un jour remplacer les concerts en présentiel ? Pour l’instant, ce n’est pas au programme mais l’idée de lives hybrides fait son chemin dans la tête de certain·e·s : lorsqu’une salle serait complète, on proposerait des tickets pour un livestream à moindre coût aux spectateur·rice·s frustré·e·s. D’autres planchent déjà sur de nouvelles manières d’expérimenter les concerts en ligne, comme le N9 à Eeklo qui propose à qui le souhaite d’assister à un live dans un décor virtuel et sous les traits d’un avatar via une plateforme spécifique répondant au nom de Soundstorm.
Selon Romain Voisin (
Frédérick (
À quoi ressemblera la musique live demain ? Difficile de le dire exactement, même s’il est clair que la pandémie qui a frappé le monde il y a plus d’un an et les phases de confinement qui se sont succédées depuis, ont changé la donne et induit de nouvelles pratiques en la matière. Le bourdonnement de la foule, la chaleur de la fosse, les cris d’excitation, les applaudissements enflammés, les basses qui font vibrer les tripes, les rangées de corps qui se balancent en rythme, les mosh pits, les crowdsurfeur·euse·s, les odeurs, les sourires, les échanges de regards, il est aussi clair que rien ne remplacera les concerts traditionnels. Et ça, on l’avoue, ça nous réjouit !
Hélène Many et Asma El Guezouli